Pierre Perrin-Monlouis Dernière mise à jour: 21 octobre 2021
Nos économies sont faites de cycles. Des cycles de croissance, d’expansion, mais aussi de récession, et de bouleversements économiques et sociaux. Schumpeter a d’ailleurs passé une grande part de sa vie à étudier ces cycles. L’après seconde guerre mondiale fut sans doute l’un des cycles les plus prospères de l’Europe, mais aussi du monde occidental. Mais comme tout cycle, il doit s’arrêter et on ne peut nier que l’arrêt fut brutal. Le choc pétrolier de 1973 marque ce point d’arrêt.
Beaucoup connaissent les grandes lignes du choc pétrolier de 1973, mais peu se souviennent des détails. La hausse du baril de pétrole est le souvenir le plus marquant, mais où ce choc prend t-il son origine ? Jusqu’à quel point les pays occidentaux ont été impactés ? Quelles conséquences ce choc a t-il encore aujourd’hui sur nos économies ? Commençons par le commencement.
Nos économies avant le Choc
Les économies occidentales d’après-guerre sont plus que florissantes. Les pays européens se reconstruisent et accèdent à la société de consommation. La croissance du PIB en France atteint les 5% en moyenne, alors que le chômage n’est que frictionnel. A peine 300.000 chômeurs. Les déficits publics restent marginaux, et la balance commerciale est même bénéficiaire. L’Europe mais tout le monde occidental profite à fond de ce boom économique. L’un des moteurs de cette croissance est sans nul doute le pétrole, et ses dérivés. La France n’hésite pas à importer massivement du pétrole pour produire de l’électricité, et pour assouvir une nouvelle passion : l’automobile. A une époque où les limitations de vitesse n’existent pas, le taux de possession d’une voiture chez les ouvriers passent de 8% en 1954 à … 75% en 1974.
De nouvelles utilisations, un baril à des prix très bas, il n’en fallait pas plus pour que la demande pétrolière s’envole, et avec elle, la richesse des compagnies pétrolières. Ainsi, parmi les 12 plus grandes sociétés dans le monde, 7 travaillent dans le pétrole. Les 7 sœurs sont devenues toutes puissantes. Mais elles ne diversifient que peu leurs sources d’approvisionnement. Le pétrole saoudien est le plus simple à exploiter, et l’Arabie Saoudite représente 21% des exportations mondiales. Des pays comme le Japon sont dépendants à hauteur de 85% des livraisons pétrolières du Proche Orient. En Europe, le taux est de 60%.
Les Trente Glorieuses s’approchent de leur fin, et le monde occidental doit sa croissance à un pétrole à prix bas, et à une dépendance au pétrole du Moyen Orient.
Origines du choc
Le choc pétrolier ne prend pas son origine dans un seul fait. Certes, il existe un déclencheur officiel, la guerre de Kippour, mais l’explication du choc pétrolier se retrouve plusieurs années avant.
Pic pétrolier US
Les Etats-Unis sont historiquement un producteur important de pétrole. Les champs pétroliers ont fait la fortune des texans notamment. Mais autant cette production domestique pouvait suffire dans une économie en devenir, autant l’explosion de la demande pétrolière, a conduit les Etats-Unis à importer toujours plus massivement du pétrole. Ce décalage s’est directement traduit dans la balance commerciale énergétique américaine, qui ne cesse de se déséquilibrer à l’époque en faveur des pays du Moyen-Orient.
Mais un rapport alarmant inquiète les marchés au début des années 70. Selon ce rapport, les Etats-Unis auraient atteint leur pic pétrolier compte tenu de la technologie actuelle. Autrement dit, les Etats-Unis ne pourront plus produire autant que par le passé, la production ne fera que chuter pour finalement s’éteindre. Ils ont atteint et dépassé leur pic de production. Ce rapport arrive dans un contexte où la consommation grimpe en flèche, les courbes de croissance des deux agrégats se croisant défavorablement pour les Etats-Unis.
Prédominance des entreprises étrangères et Dépendance au Moyen Orient
Alors que 7 des 12 plus grandes sociétés du monde sont liées au pétrole, les bénéfices tirés de l’exploitation pétrolière pour les pays producteurs restent faibles. Ils ne bénéficient que peu de cette manne pétrolière, la plus grosse partie allant aux compagnies pétrolières. Les pays producteurs décident donc de s’organiser pour profiter eux aussi de ces richesses et négocier de façon plus équilibrée face aux 7 sœurs.
A la Conférence de Bagdad, l’OPEP voit le jour le 14 septembre 1960, avec seulement 5 pays : l’Arabie Saoudite (premier exportateur mondial), l’Irak et l’Iran, le Koweït et le Venezuela (seul pays d’Amérique du Sud). Au moment du choc pétrolier, l’OPEP s’est enrichi de nouveaux membres, avec le Qatar, la Libye, l’Indonésie, Abou Dhabi, l’Algérie, le Nigeria ou encore l’Equateur. Cette organisation est rejoint le 9 janvier 1968 par l’OPAEP – Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole – qui regroupe à l’origine l’Arabie Saoudite, le Koweït et le Libye. Puis l’Algérie, Bahreïn, les Emirats Arabes Unis, l’Irak, la Syrie, ou encore l’Egypte et le Qatar les rejoignent avant le choc pétrolier. L’OPAEP a cela de particulier qu’elle s’est constituée suite à la guerre des 6 jours.
Ces pays ont compris leur poids dans l’économie mondiale, tant le pétrole est désormais devenu LA matière première.
Guerre des 6 Jours et Canal de Suez
Israël s’est souvent retrouvé au cœur de tensions au Moyen et Proche Orient. De nombreux états autour d’Israël n’ont jamais accepté l’existence même de cet état, et cette défiance a trouvé son point de rupture au mois de juin 1967. Le 5 juin 1967, une coalition formée par l’Egypte de Nasser, la Syrie, la Jordanie et l’Irak décident d’attaquer Israël. Mais la puissance militaire de la coalition est plus qu’insuffisante, et la défaite est sévère. En seulement 6 jours, Israël fait reculer l’attaque, et bien plus. La guerre qui a commencé le 5 juin, se termine le 10 juin mais pas sans de lourdes pertes en territoires. En effet, suite à sa victoire, Israël annexe de nombreuses zones géographiques, comme le plateau du Golan, ou la Péninsule du Sinaï. Mais sans nul doute, c’est le Canal de Suez et son accaparement par Israël qui marque la plus lourde perte de l’Egypte. La perte est énorme pour l’Egypte, où le Canal de Suez représente une véritable manne financière. Israël ferme le Canal pendant 8 ans -il ne réouvrira que le 5 juin 1975-. L’Egypte doit même appeler au secours plusieurs pays pour contrebalancer les pertes financières. L’Arabie Saoudite aidera ainsi fortement l’Egypte pour y faire face.
La fermeture du Canal de Suez se traduira mécaniquement par la très forte augmentation des tailles des cargos pétroliers. Les supertankers ne cessent de grossir pour compenser l’augmentation des délais. Les cargos doivent en effet contourner l’Afrique en lieu et place du Canal de Suez. Les marées noires ne s’en trouveront que plus dévastatrices pour l’environnement.
Fin des accords de Bretton Woods
Les accords de Bretton Woods sont des accords majeurs pour la finance d’après guerre. Elle a permis de faciliter la création monétaire, tout en rassurant les investisseurs. Signés en 1944, ces accords permettaient aux dollars d’être convertis en or, LA valeur refuge. Tout se passait bien dans le meilleur des mondes, mais la guerre du Vietnam nécessite des capitaux toujours plus importants. Les Etats-Unis se retrouvent alors dans l’incapacité de convertir les dollars en or. Le président Nixon décide alors le 15 août 1971 de suspendre la convertibilité or / dollar, pour finalement adopter le régime des changes flottants en mars 1973. Les monnaies stables depuis plusieurs décennies se retrouvent alors dans un régime totalement nouveau, et les devises voient leur volatilité s’envoler. Les Etats-Unis commençant à multiplier les déficits budgétaires, impriment du dollar à tout va, et la valeur du dollar ne cesse de baisser.
Mais le dollar n’est en rien une devise comme les autres, c’est la devise la plus échangée de par le monde. Ainsi toutes les transactions dans le domaine pétrolier sont réalisées en dollars américains. Quand l’Arabie Saoudite vend son pétrole, elle perçoit en contrepartie des dollars américains. La forte baisse du dollar entraîne de facto une forte baisse des revenus des pays producteurs de pétrole. L’OPEP décide alors d’indexer quelques temps le prix du pétrole sur l’or, mais la stabilité des prix n’est plus au rendez-vous et l’indexation est loin d’être très réactive.
Un prix trop bas ?
Soutenue par le Cheikh Ahmed Zaki Yamani, ministre saoudien du pétrole de 1962 à 1986, une thèse circule selon laquelle le choc pétrolier s’expliquerait par une demande des Etats-Unis. Si le prix du pétrole est trop bas, les gisements le plus complexes à exploiter ne peuvent l’être, car ils seraient trop coûteux. En d’autres termes, il existait à l’époque beaucoup de champs pétroliers aux Etats-Unis mais dont les coûts de production étaient supérieurs au prix du baril saoudien. Une hausse massive du prix du baril se traduit donc par une exploitation de ces champs autrefois non rentables. En augmentant le prix, les Etats-Unis se retrouveraient paradoxalement à produire davantage de pétrole.
Autant dire que l’étincelle du choc pétrolier est assise sur un bûcher bien établi depuis des années.
Le Choc
Le déclencheur du choc pétrolier de 1973 correspond à la guerre du Kippour. Le 6 octobre 1973, l’Egypte et la Syrie lancent une vaste offensive contre Israël dans le but de récupérer les territoires perdus, et notamment le Canal de Suez, lors de la guerre des 6 jours. Et les premiers jours de l’offensive sont un succès, mais rapidement les grandes puissances entrent en jeu. L’URSS soutient militairement l’Egypte et la Syrie, pendant que les Etats-Unis mettent en place un couloir aérien pour fournir une aide militaire dès le 14 octobre 1973. L’Egypte et la Syrie, mais aussi l’OPAEP et l’OPEP réagissent fort mal à cette entrée dans le conflit. Les tensions avec les entreprises américaines sont telles que cette aide à Israël est plus que mal perçue.
Ne pouvant infléchir la politique américaine en attaquant directement les Etats-Unis, une réunion de l’OPEP au Koweït annonce le 16 octobre une hausse des taxes aux compagnies pétrolières de 70%, et une hausse des prix du baril de 17%. Le lendemain, l’OPAEP durci les sanctions et annonce une baisse mensuelle de 5% de sa production pétrolière. Un geste fort pour une organisation qui contrôle une grande part du pétrole mondial. Le 20 octobre 1973, les sanctions augmentent avec l’embargo de l’Arabie Saoudite sur les Etats-Unis et les Pays-Bas. Toutes ces sanctions ont pour objectif de pousser les pays occidentaux à faire pression sur Israël, et sur les Etats-Unis. Et les réactions financières ne tardent pas puisque le prix du baril est quadruplé, passant de 3 à 12$.
A l’époque, l’OPAEP classe les pays selon leur soutien à Israël. Les Etats-Unis et les Pays Bas sont qualifiés de pays ennemis. D’autres pays ont plus de chance en ayant demandé expressément à Israël de libérer les territoires. Il s’agit de la France, et l’Espagne, mais aussi de la très grande majorité des pays africains, asiatique, d’Europe de l’Est et d’Amérique latine. Les autres sont des pays neutres.
Les revendications pour justifier ces sanctions sont nombreuses. L’OPEAP demande ainsi que les pays producteurs perçoivent une part plus importante des revenus pétroliers. Ils souhaitent aussi que la production revienne petit à petit aux pays et non aux entreprises étrangères. L’objectif est de pouvoir contrôler les prix de vente. Un dernier point, plus politique celui-là, est la reconnaissance du peuple palestinien.
Conséquences
Les conséquences du premier choc pétrolier sont gigantesques. Le prix du baril s’envole, et les consommateurs comprennent que l’ère de l’essence bon marché est belle et bien finie. Les gouvernements voient les balances commerciales s’enfoncer dans le rouge, durablement. Toutes les industries sont touchées. Le pétrole et ses dérivés sont en effet présents dans l’essentiel des industries. La hausse des prix du pétrole entraîne dans son sillage la hausse généralisée des prix. L’inflation décolle. Il était presque d’usage de fabriquer son électricité en brûlant du pétrole. Les pays occidentaux doivent se tourner vers d’autres énergies. Les déficits budgétaires, autrefois rares, deviennent la règle. La spirale de la dette des Etats débute à cet instant.
Le choix du tout pétrole des années 50 et 60 est abandonné au profit d’un mix en fonction des ressources de chaque pays. Ainsi, la France décide de tout investir sur le nucléaire pour son électricité, mais aussi de faire des économies : “En France, on n’a pas de pétrole mais on a des idées“. L’Allemagne au contraire décide de brûler du charbon. Le Royaume Uni se dirige vers le gaz. Les Etats-Unis diversifient leur approvisionnement en tentant de limiter leur dépendance au Moyen Orient. Les rapports de force entre les pays occidentaux et les pays producteurs se sont équilibrés, mais dans la douleur pour les pays occidentaux.
Les Etats-Unis cherchent à sortir de cette crise en créant l’AIE –Agence Internationale de l’Energie– en 1974 afin d’assurer aux pays membres la sécurité dans leur approvisionnement pétrolier, mais sans le même succès que l’OPEP.
Au final, le choc initial va s’atténuer en plusieurs étapes. Premièrement, l’embargo pétrolier contre les Etats-Unis est lui levé 5 mois après sa mise en place. Deuxièmement la réouverture du Canal de Suez en 1975, après avoir retiré 45.500 mines et 686.000 engins anti-chars, va calmer les revendications pro-palestiniennes. Pour finir, la forte hausse des prix s’est traduite par une baisse de la demande qui au final a permis à trouver un point d’équilibre. L’offre et la demande se sont ajustées après plusieurs années. L’assassinat du roi Faycal d’Arabie Saoudite le 25 mars 1975 par son neveu a aussi dû faciliter les négociations inter-Etats, surtout après la disparition du président Nasser d’Egypte dès 1970.
Mais cette amélioration du climat économique ne sera malheureusement que temporaire. Un nouveau choc pétrolier frappe le monde en 1978 avec la révolution iranienne, suivi d’un troisième en 2008 porté par la spéculation.
De nos jours
Le choc pétrolier de 1973 continue aujourd’hui d’influencer notre quotidien. En France, notre réseau de centrales nucléaires, et ses déchets proviennent directement de cette période. Même l’heure d’été / hiver s’explique par la volonté d’économiser l’électricité, alors produite par le pétrole. Le rapport de force a évolué défavorablement pour les pays importateurs d’énergie, et la disparition rapide des ressources d’or noir entraînera inexorablement un nouveau choc pétrolier dans les décennies à venir si aucune solution viable n’est trouvé.
Le pétrole n’est pas la seule matière première qui a vu ses prix s’envoler mais notre dépendance est si forte que le moindre soubresaut peut avoir des conséquences directes et durables sur notre façon de vivre. Sur le long terme, certains économistes estiment que cette même dépendance risque de se retrouver sur l’eau ou le blé pour certains pays.