21 octobre 2021 Pierre Perrin-Monlouis
Qui n’a pas eu un père, un grand-père, un arrière grand-père qui avait dans ses papiers des emprunts russes ? Qui n’a jamais entendu comment un membre de sa famille avait perdu toute sa fortune après la grande guerre ? Après la première guerre mondiale, beaucoup de français se sont retrouvés ruinés après avoir un peu trop écouté les propos angéliques de l’Etat, des banques et des médias financiers. Un rouleau compresseur de tout le système destiné à aider au financement de la Russie.
Nous essaierons dans cette fiche d’expliquer les raisons de cet engouement pour une épargne venue du froid, et comment cet épargne a disparu d’un trait de plume en 1918. Les étapes d’après spoliation seront également étudiées avec le remboursement symbolique ces dernières années des emprunts russes par l’Etat russe aux porteurs d’emprunts.
Sommaire
- De 1867 à 1917 : Prêter à la Russie, c’est Prêter à la France
- 1918 : année de la spoliation
- De 1918 à 1924 : l’enlisement des négociations
- Accord du 26 novembre 1996 : “remboursement” des porteurs ?
De 1867 à 1917 : Prêter à la Russie, c’est Prêter à la France
Dans la seconde moitié du XIXème siècle, la France est isolée à tout point de vue en Europe. Les tensions avec son voisin allemand s’accroissent davantage chaque jour. La France tout logiquement cherche donc à développer une alliance de poids sur le territoire européen. C’est la Russie de l’époque qui deviendra cette bouée de sauvetage diplomatique.
En 1867, les compagnies de chemins de fer russes lancent en France un emprunt nommé Nicolas pour la construction de nouvelles voies ferrées en Russie. Rappelons que la Russie de l’époque avait un besoin important de capitaux liés à ses investissements forts coûteux. Le territoire russe est si vaste que le simple fait de relier deux villes l’une à l’autre est un investissement très lourd. Cet emprunt ne fut pas le premier, même s’il annonce une nouvelle série d’emprunts. En 1822, l’Etat russe avait déjà émis en son propre nom un emprunt en France.
1870. La France est en guerre contre l’Allemagne, et la France affiche sa défaite. Les tensions qui s’étaient accentuées entre les deux pays ont trouvé leur point de non retour avec l’annexion de l’Alsace Lorraine à l’Allemagne. Outre cette annexion militaire (traité de Francfort – mai 1871), la France a été contrainte de verser à l’Allemagne au titre des indemnités de guerre, 5 milliards de francs or. A l’époque, il était de coutume d’humilier le perdant. La France fera de même après la Première Guerre Mondiale avec l’Allemagne. Cette défaite militaire et la volonté de reconquérir l’Alsace Lorraine incitent les gouvernements français successifs à chercher les bonnes grâces de la Russie. Cette dernière est d’autant plus réceptive que leur source principale de capitaux, l’Allemagne, s’est tarie. Les allemands investissent désormais sur leur territoire et les exportations de capitaux se font plus rares. A l’époque, la Russie était aussi considérée comme un pays très peu solvable par les autorités.
1882 : signature de l’alliance tripartite Allemagne – Autriche – Hongrie – Italie. La France est définitivement isolée en Europe Continentale. Elle doit à tout prix obtenir une alliance avec la Russie pour éviter tout conflit armé qui serait dévastateur pour son territoire. Ce rapprochement aboutira en 1892 à la signature d’une convention militaire entre la Russie et la France. En cas d’invasion de la France par l’Allemagne, la Russie devra ouvrir un front à l’est. L’ouverture d’un nouveau front obligera l’Allemagne à disperser ses ressources militaires.
Durant toute la fin du XIXème siècle, le gouvernement français mettra tout en œuvre pour nouer de bonnes relations avec l’Etat russe. Comment ? En prêtant d’importants capitaux à la Russie prélevée sur le budget de l’Etat français ? Non. L’Etat français qui à l’époque devait supporter son propre développement économique a choisi de consolider les relations avec la Russie avec l’argent des épargnants français. A l’époque, l’épargne française est déjà très importante, et les gouvernements souhaitent donc orienter une partie de cette épargne vers son nouvel allié.
La Russie va émettre sur le territoire français un nombre incalculable d’emprunts : emprunts d’Etats, emprunts de collectivités, emprunts liés aux compagnies de chemins de Fer, etc. Ces emprunts permettront à la Russie de créer des dizaines de milliers de kilomètres de lignes de chemin de fer, d’ouvrir le Transsibérien, de développer de nouvelles industries (chimie) et de plus anciennes (mines). Le vaste territoire russe devient enfin un avantage et non un inconvénient. Des entreprises françaises renommées investissent dans les états satellites de la Russie, alors marchés d’avenir. L’argent français permet à la Russie de se développer très fortement en quelques années. Sans l’épargne française, l’Etat russe n’aurait pu atteindre un tel niveau de développement technologique.
Pendant 30 ans, le gouvernement et les médias français vont encourager les épargnants français à investir un total de près d’un tiers de l’épargne française en Russie. 1/3 de l’épargne française était placé en Russie pour un montant d’environ 15 milliards de francs or. De 1887 à 1913, l’exportation nette de capitaux correspondait à 3,5% du PNB de la France. A l’époque, l’expression ne pas mettre tous ces œufs dans le même panier ne concernait pas les emprunts russes. Il va de soi que certains épargnants sont sortis gagnants de ces prêts car plusieurs décennies se sont écoulées sans le moindre défaut de paiement de la Russie.
“Prêter à la Russie, c’est prêter à la France !” Cette phrase est tirée d’affiches publicitaires incitant les épargnants à acheter des emprunts russes. Les risques de solvabilité de l’Etat russe qui avaient conduit l’Allemagne a arrêté tout prêt à la Russie ne semblaient pas entacher l’optimisme des gouvernements français. 1897 accentua même le phénomène. Le rouble se rattache à l’or et accroît ce caractère de sécurité relative.
Outre une campagne gouvernementale massive pour favoriser les emprunts russes, les médias français ont insisté lourdement sur l’intérêt d’aider la Russie. Plus tard, on apprendra que ces mêmes médias ont été grassement payés pendant plusieurs années par l’Etat russe qui leur versait de très agréables commissions. Ils y trouvaient donc un intérêt à promouvoir les emprunts russes. Les règles actuelles de protection de l’épargnant n’avaient pas cours à l’époque.
Les banques n’étaient pas en reste. Lors de toute émission d’emprunt, la banque était rémunérée via des frais qu’elle percevait à chaque fois qu’un investisseur décidait de participer à ces emprunts. Pour le seul Crédit Lyonnais, on estime que 30% des profits réalisés avant 1914 l’étaient grâce aux seuls emprunts russes. De telles sommes expliquent en grande partie, la surdité des établissements bancaires et leur manque de communication et de transparence financières. Il ne voyait pas d’intérêt à prévenir leurs clients des risques de solvabilité de l’état russe.
Les emprunts russes garantissaient à leur détenteur une sécurité à 100% (soutenus par l’Etat Français) et des performances intéressantes au regard du marché financier de l’époque. L’épargnant français se pensait donc totalement garanti en cas de défaillance éventuelle de l’état russe. Les émissions des emprunts se sont accélérées pour ralentir au début du XXème siècle. A l’époque, l’épargne d’un français était sa bouée de sauvetage pour ce que l’on n’appelait pas encore retraite. Il n’était ainsi pas rare de voir une famille placée toutes ses économies dans des emprunts russes, comme on l’aurait placé dans des emprunts d’Etat français.
1918 : année de la spoliation
En 1914, la première guerre mondiale éclate. Les troupes allemandes décident d’envahir la France. Les combats sont rudes et la France est en mauvaise posture face à l’impressionnante armée allemande. Ce qui était tant redouté arriva, et les avancées diplomatiques faites par la France avec la Russie se sont concrétisées dans les faits. La Russie ouvre rapidement un front à l’est et oblige ainsi l’Allemagne et ses alliés à combattre sur deux fronts différents distincts de plusieurs milliers de kilomètres, ce qui est coûteux en temps, en hommes et en matériel. L’ouverture d’un deuxième front est une stratégie militaire connue visant à affaiblir l’adversaire. Un sénateur français, Maurice Lombard, déclara même dans les années 1990 que “l’armée russe […] s’était acquittée d’une part importante des obligations souscrites par le gouvernement impérial de Russie à l’égard des souscripteurs français“.
La venue de la Russie dans le conflit a effectivement été une étape essentielle dans la victoire finale de la France et de ses alliés.
Mais le début de l’année 1918 fut une année sombre pour la France et ses épargnants. La Russie annonce en pleine guerre, en janvier 1918, l’annulation de tous les emprunts étrangers, y compris des emprunts français. En mars 1918, la Russie signe la paix à Brest-Litovsk avec l’Allemagne et permet à cette dernière de renvoyer ses troupes sur le front de l’Ouest. En quelques mois, la France a failli perdre la guerre et les français une fortune. La guerre a finalement été gagné grâce aux Etats-Unis, leur art de la guerre et leurs équipements. Il n’en restait pas moins que la Russie avait annoncé l’annulation de tous les emprunts étrangers. Par la suite, les entreprises russes ont toutes été nationalisées.
Les français qui avaient survécu à la guerre se retrouvaient théoriquement sans un franc d’épargne. La France pense a une solution rapide du problème et verse même les intérêts pour le premier trimestre 1918 des emprunts russes. Mais les nouvelles se confirment. La Russie ne remboursera pas les épargnants français. Le régime tsariste est tombé et les protagonistes de la révolution russe de 1917 ne souhaitent pas rembourser des emprunts qu’ils n’ont pas contractés.
Des familles entières sont ruinées, on compte de nombreux suicides parmi les épargnants floués. Du jour au lendemain, un tiers de l’épargne française disparaît au profit de la Russie qui s’est modernisée avec l’argent des épargnants français.
En Septembre 1918, la France organise le recensement des créances et actifs russes par un décret. Ce recensement qui aura lieu en mai 1919 n’aboutira, lui non plus, pas à un remboursement des emprunts. 1,6 millions d’épargnants sont concernés et ont été touchés plus ou moins sévèrement par cette spoliation.
De 1918 à 1924 : l’enlisement des négociations
La France et les gouvernements successifs qui avaient tant prôné la garantie des emprunts russes se doivent de faire leur possible pour recouvrer la dette estimée à plus de dix milliards de francs or. Les négociations vont bon train entre la France et son ancien allié, la Russie. Mais depuis 1917, la Russie a fait sa révolution et est devenue bolchevique. Les tsars ont été remplacés par un célèbre Lénine.
En février 1919, Ludovic Nadeau, dépêché par le gouvernement français de l’époque, tenta une négociation en vue de réaliser le remboursement des emprunts en nature (céréales ou pétrole). Le refus fut catégorique. La France est alors totalement incapable de rembourser elle-même le montant des emprunts russes aux épargnants français.
En 1921, tout s’accélère. Le décret de 1918 annulant les emprunts est lui même annulé. La Russie semble souhaiter se rapprocher à nouveau de ses anciens alliés et de discuter sérieusement de la question des emprunts russes. Ces négociations aboutiront en avril-mai 1922 par la conférence de Gênes. Mais coup de théâtre, la Russie continue de refuser à rembourser les emprunts. Les dettes appartiennent à la Russie tsariste et les nouveaux dirigeants de l’époque ne souhaitent pas s’encombrer avec une dette de cette importance. Cette décision va d’ailleurs à l’encontre de toutes les règles internationales. Les dettes restent dues tant que l’Etat ne les a pas réglé en totalité quelque soit les changements de régimes opérées dans ces mêmes états. La confiance en la Russie est profondément altérée.
Le 28 Octobre 1924, la France reconnaît officiellement l’Union Soviétique malgré le profond désaccord sur la question des emprunts russes. La France exprime d’ailleurs les limitations de cette reconnaissance. Les épargnants se sentent une nouvelle fois floués. Eux qui pensaient que la reconnaissance internationale d’un pays pouvaient faire évoluer favorablement les négociations tombent de haut. La France profite tout de même de cette reconnaissance pour réouvrir les négociations. En février 1925, un accord semble se profiler mais la venue au pouvoir de Raymond Poincaré fait tout basculer. Ce dernier trouve l’accord trop avantageux pour la désormais URSS et annule tout. De 1927 à 1992, aucune négociation n’a vu le jour. Les porteurs d’emprunts russes sont laissés à leur triste sort.
Accord du 26 novembre 1996 : “remboursement” des porteurs ?
Au début des années 1990, la Russie voit une partie de sa gloire et de sa puissance s’effondrer. La démolition du mur de Berlin révèle ce que certains avaient observé, la déliquescence de l’économie russe. L’URSS, puis la Russie, ont vu leur économie ne cesser de s’effondrer, par pans entiers.
La Russie a donc besoin de capitaux pour se recréer une économie compétitive. Elle a ainsi pu émettre un emprunt sur le marché des capitaux allemands, mais la France restait obstinément fermée compte tenu du non remboursement des emprunts russes. La France a donc souhaité profité de l’occasion en relançant les négociations. L’objectif était simple : essayer de récupérer le maximum d’argent pour prouver la bonne foi de la Russie qui pourra alors à nouveau retrouver la confiance des épargnants français.
Le 26 novembre 1996, un accord tombe. 400 millions de dollars pour rembourser la totalité des emprunts antérieurs au 9 mai 1945. 400 millions de dollars, soit moins de 1% du montant total estimé des emprunts russes à ce jour. Malgré ce décalage, l’accord est entériné en décembre 1997.
Après plusieurs dizaines années de spoliation, les arrières petits fils, petits fils, et fils d’épargnants français perçoivent une soulte plus que faible de la part de la Russie. Les épargnants spoliés eux ne toucheront rien. Ils sont décédés pour beaucoup depuis plusieurs décennies.
A ce faible remboursement s’ajoute deux facteurs :
beaucoup de porteurs d’emprunts russes ont brûlé à l’époque leurs titres suite au refus systématique de l’URSS de rembourser. Pas d’emprunt sur papier, pas de remboursement;
beaucoup d’investisseurs ont acheté dans les brocantes des emprunts russes pour ensuite prétendre au remboursement, qu’ils ont obtenu. En effet, il n’était pas utile d’être propriétaire durant 100 ans pour obtenir le remboursement. Il suffisait d’apporter des titres.
D’autres pays avaient aussi prêté à la Russie dans des conditions similaires mais avec des montants bien moindres. Certains ont été rapidement remboursés. D’autres ont également obtenu des indemnisations partielles. La France est le pays qui a apporté le plus de capitaux à la Russie, et qui a vu son remboursement prendre le plus de temps, compte tenu des sommes en jeu.
La France a été marquée tout au long de sa vie par des crises financières graves. Le Canal de Panama, l’affaire des Emprunts Russes, le scandale Eurotunnel. Dans chacun de ces scandales, la responsabilité des gouvernements, des médias ou des banques a toujours été invoquée mais n’a jamais été condamnée. Les porteurs d’Emprunts Russes restent solidaires et bons nombres d’entre eux ont décidé de se réunir pour continuer à demander un remboursement équitable et à leurs vraies valeurs des emprunts russes.
Nous vous invitons à vous rendre sur le site empruntsrusses.winnerbb.com ainsi que de lire le livre de Joël Freymond sur le sujet, “les emprunts russes“.